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Il était une fois Albert...

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21 novembre 2010

Faidherbe à Albert

Albert est souvent connue pour sa lente agonie et son martyr pendant la Grande Guerre, mais nous avons tendance à oublier l'autre guerre, le conflit franco-prussien de 1870-71. Occupée par l'armée prussienne et libérée par l'armée du Nord de Faidherbe, voici l'article d'André Nickel relatant cet épisode de l'hiver 1871.


faidherbe
Faidherbe à Bapaume (1871)

Article d’André Nickel : Faidherbe à Albert, samedi 14 janvier 1871.

Quelle journée, que d’émotions ! dès le matin les Prussiens sont inquiets. Ils rôdent autour de nous, interrogeant anxieusement les routes qui peuvent amener Faidherbe. Ils sont sur le qui vive, allarmirt, comme ils disent ; les estafettes passent et repassent au galop ; deux uhlans dans la précipitation se rencontrent devant chez nous, se heurtent et tombent ; l’un d’eux a la jambe cassée. Pauvre homme ! Et pourtant il faut bien que je me l’avoue à moi même, non seulement je ne le plains pas, mais volontiers je rirais de son malheur. Oh, la guerre. Elle rend féroce.

On va se battre, c’est évident. Voilà que les Prussiens se disposent à défendre la route de Bapaume. Sur la chaussée, rien, pas un homme ; mais à droite ils occupent la paneterie Potel : ils ont encore chassé ces pauvres gens qui sont venus se réfugier chez nous, - comme s’ils y étaient plus en sûreté ! Allez vous en, Madame, on va se battre ici, - Et ils ont pris leurs dispositions de combats, les créneaux sont faits, les hommes sont placés, les réserves sont disposées : à gauche de la route toute la prairie est garnie de troupes et de tirailleurs parfaitement dissimulés derrière les haies et les arbres. Impossible à qui vient de Bapaume de se douter qu’il y a là 12 ou 1,500 Prussiens massés et prêts à défendre cette entrée d’Albert.
Qu’allons nous devenir ? Les premiers coups de canon sont pour nous, c’est certain : notre maison est là, la première, en vedette. Où nous cacher ? Et ma pauvre femme ? Et notre blessé ? Et D…, qui est réfugié chez nous ? Et cette pauvre famille P…, qui vient aussi d’y chercher un asile ? Quelles angoisses !

Et si nous nous retirons dans Albert chez quelque ami, ne sommes nous pas aussi exposés ? Car le combat se porte ici ou là au gré de mille hasards. Que faire ? Mon Dieu que devenir ? Personne n’ose sortir et nul ne se résout à fuir : on se renferme chez soi, on attend, on épie, l’œil et l’oreille au guet ; - on ne vit pas, on se meurt d’inquiétude, en attendant la catastrophe. Quel moment cruel que celui qui précède le combat !
Nous montons à l’échelle, et nous risquant à regarder par dessus le mur, nous interrogeons la campagne blanche de neige ; nous ne voyons rien, absolument rien ; pas un mouvement ni sur la route, ni dans les champs, ni aux abords des bois ; rien ne bouge aussi loin que peut porter le regard. Où sont donc les Français ? Est-ce qu’ils n’avancent pas ? C’était donc une fausse espérance ? Nous voyons près de nous les Prussiens, embusqués, qui les attendent immobiles, derrière les haies. Nous écoutons, attentifs, retenant notre haleine. Rien ; silence au loin, vers Bapaume, silence dans Albert. Cette immobilité et ce silence sont effrayants. Et songer que dans quelques instants peut-être, le canon va tonner, les obus vont siffler, l’incendie va faire craquer notre toit ; les cris des blessés, les gémissements des femmes et des enfants vont se mêler aux bruits de la mousqueterie. – Ah ! Qu’importe, vienne la bataille : c’est trop long attendre ; mieux vaut que l’horreur de la lutte, mieux vaut que cette angoisse énervante, la fièvre du combat, l’emportement, la colère, la rage de la guerre.

Qu’ils viennent donc les Français, oh ! qu’ils viennent, qu’ils nous canonnent, qu’ils nous brûlent, tant pis, c’est un détail, et vive la France ! Mais que nous voyions tomber devant nous, sous nos yeux, à côté de nous s’il le faut, ces ennemis que nous détestons. Que nous les voyions canonnés, fusillés, mitraillés ! Tout simplement que nous les voyions fuir ! Oh ! Que ne donnerais-je pas pour cela ? Si Faidherbe faisait cela, je l’embrasserais… Mais qu’il vienne donc ? Que fait-il ? Décidément il ne viendra pas ; c’est encore une fausse alerte, une fausse crainte, une fausse joie, et nous redescendons de notre échelle. Ma foi, nous prîmes le parti de nous mettre à table, car au milieu des dangers de la guerre, la nature a ses droits ; et au risque d’un obus qui pouvait tout-à-coup interrompre l’opération, nous mangeâmes fort bravement la soupe.

Tout à coup on nous fait signe, on nous appelle. Et vite, vite venez : Nous jetons la serviette et courons. En effet, c’est bien vrai, les Prussiens décampent ; ils vont et viennent rapidement, sans bruit, avec une légèreté qui me stupéfie chez eux ; ils marchent comme s’ils avaient peur de faire du mal à la neige. Ils relèvent leurs sentinelles, rallient les tirailleurs, reforment leurs bataillons, et sans tambour, sans trompettes, ils détalent au plus tôt ; ils s’écoulent, tout doucement, sans rien dire à personne, sans dire gare, sans dire adieu. Ils filent ; ils partent, les voilà partis vers Bray. Ils fuient. C’en est fait, ils fuient.

Et en nous retournant vers le coteau d’où descend la route de Bapaume, nous voyons, oh ! quelle joie ! Nous voyons une longue bande noire où scintillent de petits reflets métalliques. On dirait une immense chenille qui rampe lentement sur la neige. Oh ! c’est eux, c’est lui, c’est Faidherbe. Vive la France ! C’est lui, il chasse les Prussiens, qui fuient à son approche. C’est lui, et avec lui c’est la France qui nous est rendue.
Non, ceux qui n’ont pas éprouvé les douleurs de l’occupation, qui n’ont pas été abreuvés de ses amertumes, qui n’ont pas senti leur poitrine se gonfler de colère sous ses humiliations ; ceux là ne comprendront pas ce que nous avons éprouvé, ressenti en ce moment solennel. Ils ne sauront pas tout ce qu’il y a de choses dans ce mot qui porte un monde d’idées, un océan de bonheur, la Délivrance.

Ce fut une joie, un enthousiasme électrique. Les bonnes nouvelles se répandent toutes seules plus vite que le télégraphe. Les derniers Prussiens n’avaient pas quitté Albert que toute la ville était debout, chacun était sorti de son trou comme par enchantement. Chacun rayonnait de bonheur ! Et tous couraient, fous de joie, couraient sur la route de Bapaume, couraient dans les champs. Voilà les Français, les Français ! Faidherbe ! Voilà Faidherbe ! Vive Faidherbe ! Vive la France ! Il faisait un temps affreux, on glissait sur la neige, on buttait, on tombait, ah bien ! c’était un plaisir, - on se bousculait, on riait, on chantait, on pleurait, on s’embrassait ; ceux qui ne pouvaient pas marcher grimpaient au moins à l’échelle ou dans un grenier pour voir les Français, pour voir Faidherbe ; mais pas un , non, j’en suis sûr, pas un n’a attendu chez lui l’arrivée de nos braves soldats. Tous les cœurs volaient au devant d’eux. C’est une justice à rendre au pays ; on y a très profond et très vif le sentiment patriotique ; en un moment la campagne fut couverte d’une population ivre d’enthousiasme qui accourait au devant de son libérateur. Nous avions repris notre place à l’échelle, et par-dessus le mur nous avions vu les têtes de colonnes descendre la colline, éparpillant leurs tirailleurs sur la neige ; puis s’avancer lentement ; les batteries précédées de quelques cavaliers, prendre les trois routes de Bapaume au milieu, de Bécourt à droite, d’Ovillers à gauche, qui toutes trois convergent à Albert. Nous avons assisté à un petit engagement qui eut lieu au bout de notre jardin entre les uhlans qui protégeaient l’arrière garde des Prussiens se retirant par la route de Péronne et quelques éclaireurs français. Un officier de uhlans y fut blessé et alla mourir, traîné par son cheval, sur la place du Marché aux chevaux. Quelques coups de fusil furent échangés, mais ce fut tout. Les Prussiens avaient fui, Faidherbe arrivait.

Nous voyions devant nous la plaine blanche couverte de cette foule agitée, bruyante, qui mêlait les imprécations les plus burlesques contre les Prussiens aux exclamations de la reconnaissance pour ses libérateurs. Je n’oublierai de ma vie ce spectacle. C’est si bon de se sentir le cœur ainsi soulagé.
Le général Faidherbe dut faire dire à toute cette foule qui encombrait les routes, qui couvrait les champs, de modérer l’expression de sa joie. Les troupes avaient déjà tant de peine à marcher ! Il faisait si glissant que les chevaux tombaient ou manquaient de tomber à chaque pas. Rentrez mes enfants, rentrez ; il y a encore du danger, disait le général. Enfin on se calma, on se mit un peu en ordre, et il fut possible à nos soldats de faire leur entrée dans Albert.

Pour moi, je suis encore tout brisé des émotions de cette journée. J’en sais près de moi qui ne les ont pas ressenties moins vivement. Les femmes ont plus que nous encore le don de ces grandes choses, et de ces généreux mouvements de l’âme. J’en sais une qui a vu défiler devant sa porte religieusement jusqu’au dernier soldat français, et qui n’a pendant tout le temps cessé tout en les acclamant de verser des larmes ; douces larmes que nous ne sommes plus habitués à répandre.
Moi je reviens à mon idée, quoique baroque, car le général ne me connaît pas ; mais quand je l’ai vu passer, devant chez nous, quand je me disais qu’il nous ramenait la patrie sous les pieds de son cheval ; qu’il faisait redevenir Français le sol qu’il foulait, oh, - ma foi, je n’ai pas osé, - mais si j’avais osé, je lui aurait dit : Général, je voudrais bien vous embrasser.

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